7 – COUP DE REVOLVER
Le service du docteur Patel présentait cet après-midi plus d’animation que d’habitude.
Non seulement les malades avaient pu recevoir et recevaient encore les visites de leurs parents et de leurs amis, mais encore un certain nombre de médecins avaient passé la journée à aller de lit en lit, le carnet de notes à la main, examinant les malades, examinant les pancartes, appréciant les feuilles de fièvres, vérifiant les étiquettes des fioles sur les tables de nuit... Des médecins ? C’était avec hésitation, en tout cas, que les infirmiers ou les infirmières, circulant dans la grande salle, les appelaient « docteur »... Ces personnages étaient, à coup sûr, des étrangers, des inconnus. Les malades d’ailleurs, celles du moins que la souffrance ou la fièvre n’accablait point, semblaient toutes parfaitement renseignées sur leurs qualités exactes. Des chuchotements fusaient. Au moindre bruit on tressaillait, et tous les regards se tournaient alors dans une même direction, vers l’extrémité de la salle.
Là, dans un lit, tout pareil aux autres, mais que l’on avait légèrement écarté des lits voisins, reposait Joséphine, la maîtresse du Loupart. La pauvre fille, en proie à une fièvre violente, respirait péniblement, hors d’état de se rendre compte de ce qui se passait.
Ce coin de salle, d’ailleurs, avait été réservé aux malades les plus gravement atteintes. Face à Joséphine, se trouvaient les lits de trois malheureuses, considérées comme perdues, et à côté d’elle, on avait installé, le matin même, une pauvre vieille dont le visage disparaissait presque entièrement sous d’épaisses couches d’ouate...
Une grosse cloche avait ébranlé les murs de l’hôpital entier, un infirmier apparu à l’entrée de la salle, s’était pris à hurler :
— Trois heures moins le quart ! dans dix minutes, les visiteurs seront priés de se retirer…
Deux internes échangèrent un sourire :
— Trois heures moins le quart, dit l’un, le Loupart ne viendra pas !...
— Hum ! répondait l’autre, il a dit « à trois heures ! »
— Oiseau de mauvais augure !
— Mais pas du tout, mon cher, homme précis !...
Le jeune homme tira de sa poche un chronomètre :
— Ce n’est même pas quinze minutes qu’il reste, c’est treize exactement...
— Mais, voyons ! toutes les précautions sont prises ?...
— Peuh ! les précautions avec le Loupart !
— Vous plaisantez ?...
— Encore onze minutes...
— C’est de la folie !
— Plus que huit minutes...
— C’est entendu !
— Plus que six minutes...
— Et, avec ça, cet air sérieux !... la porte est fermée, les visiteurs s’en vont...
— Encore trois minutes...
— Que diable, vous finissez par m’impressionner ?...
— Encore deux minutes...
— Eh bien, la plaisanterie est finie ?...
— Encore une minute…
— Pan.
Dans le silence de la salle, foudroyantes, prolongées en échos de tonnerre, deux détonations, les détonations d’un revolver, avaient claqué soudain.
Un cri de douleur y répondit
Instant d’affolement, de brouhaha...
Des portes battaient.
On accourait de toutes parts.
Aux cris d’effroi se mêlaient des appels angoissés, des exclamations :
— Qui a tiré ?
— Il n’y avait personne.
— C’est incompréhensible.
Et dominant le tumulte, une voix très posée :
— Sapristi de sapristi ! c’est que je suis trempé ! Qu’est-ce que ça peut bien vouloir dire ?...
L’interne de garde cependant avait couru ver le lit où Joséphine apparaissait blanche comme une morte, immobile, inanimée. Une large tache rouge s’agrandissait sur son drap.
Rapidement le jeune docteur découvrit la blessée, l’auscultait.
— Évanouie ! dit-il à ceux qui l’entouraient ; elle n’est qu’évanouie !
Et se retournant, faisant taire, il appela :
— Monsieur Juve ! Monsieur Juve !...
Tout près de lui la même voix posée :
— Parbleu ! je le sais bien qu’elle n’est qu’évanouie !
La première balle a dû la toucher au bras... et quant à la seconde…
Le groupe qui s’était formé autour du lit de Joséphine s’ouvrit pour laisser passer le personnage qui venait de répondre. Cette fois l’étonnement grandit au point qu’un silence absolu s’établit...
La petite vieille qui, quelques minutes avant, sommeillait, était en train de descendre de son lit. D’un mouvement vif elle arracha ses bandages, se débarrassa de sa perruque : les traits énergiques, parfaitement calmes, du policier Juve apparurent.
— Je comprends tout mais je suis trempé jusqu’aux os ! D’où diable peut provenir la douche que j’ai reçue au moment où le Loupart tirait ?...
L’interne brièvement expliqua :
— Oh ! ce n’est pas grave, voyez : la fille Joséphine était couchée sur un matelas en caoutchouc rempli d’eau... gonflé d’eau si vous aimez mieux, d’après la méthode généralement adoptée pour les fiévreuses... une des balles a dû trouer le matelas.
— Et j’ai reçu la douche ?... Parfait ! opinait Juve.
Il acheva rapidement de s’habiller et ajouta :
— Au juste, qu’à donc la blessée ?
— Une éraflure, une contusion à l’épaule !...
— Une chance !...
— Oui, une chance, constata l’interne... Et dire qu’il a échappé !
— Oh ! échappé ?... Nous allons voir... L’inspecteur de la sûreté appela du geste les inconnus qui se promenaient dans la salle depuis le commencement de la journée.
— Le rapport ? demanda-t-il... Vous n’avez rien vu, ni les uns ni les autres ?
— Rien !...
— Vous n’avez pas aperçu quelqu’un ?... non ?
— Bizarre ! reprit le policier, qui ajouta :
— Pour moi, de mon lit, je ne pouvais surveiller aucune porte sous peine de courir le risque d’être reconnu par le Loupart à son entrée dans la salle... je m’étais donc donné pour mission d’observer Joséphine et je pensais qu’un tressaillement de cette fille m’avertirait de l’entrée de l’assassin... or, elle n’a pas tressailli... Donc elle n’a pas vu entrer le Loupart... et pourtant – Juve s’animait en disant cela – il faut bien que celui-ci soit entré dans la salle puisqu’il n’y a point de fenêtre ouverte, que les portes sont fermées, que personne n’est sorti... et que deux coups de feu ont été tirés !... Je ne suis pas trop inquiet, dit-il, car j’ai posté autour de l’hôpital près de cinquante agents en surveillance...
— D’où a-t-il tiré ?
— Oh ! c’est très facile... tenez, monsieur, la première balle a percé le matelas de la fille Joséphine et s’est ensuite logée dans le parquet, n’est-ce pas ? Eh bien, en unissant par une ligne hypothétique les deux traces du passage de cette balle, c’est-à-dire l’endroit où elle s’est fichée dans le parquet et l’endroit où elle a frappé le matelas, puis en prolongeant cette ligne hypothétique, je trouve exactement la direction d’où le coup est parti...
Du groupe des spectateurs, un médecin s’avançait :
— Monsieur Juve, dit-il, si l’on s’en tient à votre combinaison, le coup a été tiré du seuil de cette porte ?
Juve qui avait écouté son interlocuteur sans lever la tête le reconnaissait à la voix :
— Ah ! c’est vous, docteur Chaleck ! Je suis heureux de vous voir !... Oui, en effet, vous avez raison, c’est de là que l’assassin a dû viser la malade... Y voyez-vous une objection ?
— Je suis entré dans la salle deux secondes à peine, avant le coup de feu... je n’ai entendu personne, du moins je veux dire, personne ne venait derrière moi, personne ne marchait devant moi... dès lors, comment admettre que l’assassin ait pu gagner cet endroit en venant de l’autre porte, c’est-à-dire en traversant tout le service, alors que nul ne l’a vu entrer, que nul ne l’a vu s’enfuir ?
— Je n’explique pas dit Juve, je constate...
Et traversant encore une fois le groupe des infirmiers, Juve marcha vers la porte qui venait d’être désignée comme faisant communiquer la grande salle où se trouvaient les malades avec le cabinet des internes... Derrière lui, les inspecteurs marchaient, inquiets, ne comprenant trop ce que leur chef pouvait chercher.
Juve, pourtant, comme sûr de son fait, venait d’ouvrir la porte :
— C’est de là, dit-il, que les coups de feu ont dû être tirés !
Sur un ton de triomphe, le policier ajouta en se baissant pour ramasser un objet :
— D’ailleurs, voici qui enlève toute incertitude à mon affirmation...
Et Juve brandit un revolver, encore chargé de quatre balles... Est-ce qu’un étranger, un visiteur enfin, peut, à la rigueur, entrer dans le service par cette porte-ci ?
— Jamais de la vie ! monsieur Juve ! Il n’y a que les personnes de la maison, ceux qui connaissent Lariboisière, ceux qui l’ont visité en détails qui peuvent rejoindre la salle en passant par le laboratoire... il faut traverser les services de chirurgie...
— Le Loupart ferait donc partie du personnel de l’hôpital ?
— C’est impossible. Nous l’aurions reconnu !
— Le problème se résume en ceci : le Loupart connu de moi, comme de vous, est entré ici sans être vu, ni de moi ni de vous... Il y est entré par un chemin qui vraisemblablement ne pouvait être choisi que par un familier de l’hôpital...
— D’autant, précisait le docteur Chaleck, que les garçons rangent en ce moment le laboratoire des internes et, s’ils avaient vu passer quelqu’un d’étranger à la maison, ils lui auraient demandé ce qu’il faisait là...
— Alors, c’est de plus en plus incompréhensible !
Le policier vint s’asseoir sur le pied du lit d’une malade et machinalement, posa le revolver qu’il tenait à côté de lui...
Or, son geste n’était pas achevé que soudain il se redressait :
— Oh ! oh !...
Du doigt, Juve montrait sur le drap une toute petite tache rouge que le canon de l’arme venait de laisser...
— Voilà qui est tout à fait instructif ! dit-il...
Et comme chacun le regardait curieusement, Juve ajoutait :
— Voyons, messieurs, soyons logiques ! Je pose ce revolver sur ce drap blanc, et il laisse une tache de sang... légère, il est vrai, mais enfin indiscutable... qu’en déduire ?
Nul ne répondait...
— Parbleu ! continuait Juve ; j’en déduis que l’assassin qui a tiré tout à l’heure a usé d’un principe bien connu de tous ceux qui se servent des revolvers... Il n’avait pas le temps de viser, il lui fallait cependant assurer son coup... Voici comment il a tenu son arme et comment... il s’est blessé, lui-même, à l’index...
Juve joignant le geste à la parole, empoigna de la main droite le revolver, serrant la crosse entre ses doigts, tenant le médian sur la gâchette, allongeant l’index tout au long du canon.
— L’assassin a procédé de cette façon : il a allongé l’index contre le canon de ce revolver et a fait le geste de montrer du doigt la femme qu’il voulait tuer... C’est connu... On est à peu près forcé de viser bien. Heureusement pour nous, le canon de ce revolver est très court, le bout de l’index de l’assassin en dépassait la gueule et la balle en partant lui a éraflé le doigt ! C’est le sang de cette blessure qui vient de tacher ce drap quand j’ai posé le revolver tout à l’heure...
— Mais qu’en concluez-vous ?
— Oh ! tout bonnement que l’assassin étant blessé au doigt, si je trouve dans le personnel de l’hôpital et même dans la masse générale des individus qui se trouvent en ce moment à l’hôpital, un seul individu qui porte à l’index une légère blessure, cet individu doit être le coupable !...
— Pourtant, remarqua l’interne de garde, qui, après un moment de réflexion, pensait soulever une objection sérieuse, pourtant monsieur, rien de cela ne saurait détruire la quasi-impossibilité pour un étranger de pénétrer dans le service par cette porte et la parfaite invraisemblance qu’il y a à ce que le Loupart fasse partie du personnel de l’hôpital, sans qu’aucun de nous ne l’ait identifié en voyant son portrait ?...
Mais Juve n’était point embarrassé pour si peu de chose :
— Vous oubliez, monsieur, répondit-il simplement, qu’il faut raisonner d’après les faits certains, sans s’occuper de leur invraisemblance. On a tiré sur Joséphine... cela est indiscutable. Qui a tiré ? Nous ne le savons pas... Nous croyons que c’est le Loupart, mais vous m’entendez : nous le croyons... simplement...
Cette fois nul ne répondit ; Juve se leva et froidement :
— Messieurs, dit-il, tout à l’heure, au moment du crime et d’après les instructions que j’avais arrêtées ce matin, l’un de mes inspecteurs a dû, sans s’occuper d’autre chose, se précipiter à la porte de l’hôpital, aux différentes portes, et les faire fermer.. Dans deux heures au maximum, le temps de perquisitionner, nous arrêterons le coupable.
***
Malheureusement ce moyen, pour bon qu’il fût, était infiniment compliqué.
Un hôpital est un monde. Juve tenait à examiner, non point seulement les employés de Lariboisière, mais bien tous ceux, hommes ou femmes, infirmiers ou étudiants, malades ou même visiteurs, qui pouvaient s’être trouvés dans les murs de la maison au moment du crime.
Bien qu’avec une netteté d’esprit admirable, Juve eut immédiatement organisé dans ses détails l’examen minutieux qu’il voulait faire subir à toutes les personnes retenues ainsi, dans l’espoir de trouver parmi elles l’homme à l’index blessé, cet examen n’en devait pas moins être fort long.
Il y avait déjà trois heures que Juve s’était enfermé dans le bureau directorial. Il n’avait rien trouvé encore.
***
D’un pas nonchalant, le docteur Chaleck gagnait la sortie. Chaleck était soucieux.
Victime d’un vol, compromis par la découverte chez lui de l’inconnue mystérieusement assassinée, le drame le poursuivait jusque dans le service de Patel. Or, comme il allait franchir la porte de Lariboisière, un inspecteur lui barra le chemin :
— Excusez-moi, monsieur, déclarait-il, mais vous connaissez sans doute les incidents de la journée ?... Vous avez un mot de passe ?
— Un mot de passe ?
— Oui, monsieur, nul ne doit sortir aujourd’hui sans avoir un mot de passe de M. Juve...
— Diable ! dit-il, c’est que je suis en retard... et où faut-il aller le chercher ce mot de passe ?
— Il faut le demander à M. Juve lui-même. Il est dans le cabinet de M. le directeur...
— Très bien. J’y vais...